Allez mon fils, voilà les clés,
Tu vas nous vendre la maison,
J’ai préparé tous les papiers,
Tu pourras signer en nos noms...
Ne t’inquiète pas pour les chats,
La voisine les a piqués,
Ils n’auraient pu chasser là-bas
Dans vingt et un mètres carrés…
Alors que nos vies dorment là,
Dans ce grenier, dans ces armoires,
Nous n’emmenons que nos mémoires,
Deux fauteuils et un écran plat,
Dans ce grand bateau immobile
Bien amarré dans sa banlieue,
Nous allons rejoindre la file
Des encannés, des petits vieux.
Les souvenirs et les regrets
Ça ne sert à rien d’y penser,
Si tu n’peux pas les effacer,
Arrache-les…
Juste un vieux sac sur deux valises
Et l’affreux déambulateur,
C’est le temps où la vie révise
Nos droits acquis et nos valeurs,
Les livres et nos photos d’avant
Essaie de bien les répartir,
Au cas où nos petits-enfants
Voudraient se faire des souvenirs,
Là où on va, y'a pas de place,
On doit tout vous laisser en plan,
Au moins ils garderont la trace,
L’image de leurs grands-parents...
Je sais, ce n’sera pas assez
Pour qu'on se gagne le droit
De les voir venir et passer
Un peu plus souvent qu'autrefois,
Nous ne vivrons plus de projets,
Ne partirons plus en voyage,
Au mieux la vie sera réglée
Par tous les ennuis de notre âge,
En d’autres temps, j’aurais aimé
Ces femmes en blanc qui s’en viendront
Prendre nos pouls et écouter
Les sifflements des vieux poumons.
A croiser des plus mal-en-point,
A s’étonner qu’ils soient vivants,
On découvrira le chemin
Qui nous attend dès à présent,
Là-bas, c’est comme un entrepôt,
Un univers privé d’envies,
Un débarras pour vieilles peaux
Le rendez-vous des fins de vie
Les souvenirs et les regrets
Ça ne sert à rien d’y penser,
Si tu n’peux pas les effacer,
Arrache-les…
Finie la plage à marée basse
Plus d’écureuil tôt le matin
Nous allons finir dans la nasse
Des résignés, des incertains,
Oui dans une chambre cercueil
Qui n'attend plus que son couvercle,
Là où la mort vous encercle,
Nous irons poser nos fauteuils
On peut me rabâcher la chance
D'être encore ici parmi vous,
Ça ne m'avance pas beaucoup
D'aller loger en dépendance
Je sais que j’ai l'air rassuré
De tous les condamnés à mort,
Et le sourire détaché
De tous les condamnés à tort,
Chez nous, on avait l’avantage
D’être connus dans le quartier,
Nous n’étions pas que de passage
Dans une chambre à gros loyer,
Bientôt on s’ra des pas grand‘ choses
Des rabougris, des ramollos,
Des impuissants en maison close,
Napoléon à Waterloo.
Car peu à peu on se néglige,
On oublie l’reflet dans la glace
Où tout s’amplifie et se fige
Quand les années passent et s’entassent,
Et nos derniers tours de manège,
On les fera sirène au vent
Pour se succéder en cortège
Dans l’IRM des vieux tremblants.
Les souvenirs et les regrets
Ça ne sert à rien d’y penser,
Si tu n’peux pas les effacer,
Arrache-les…
Allez mon fils, voilà les clés,
Tu vas nous vendre la maison,
J’ai préparé tous les papiers,
Tu pourras signer en nos noms...
2020 - ISCW : T-309.521.788.8
Album “Fin du livre”